Le double naufrage du Cristina-Rueda
et du Commandant-Viort

La tempête fauche marins et sauveteurs

Tout commence dans la nuit du 23 février 1925. Le cargo espagnol Cristina Rueda, immatriculé à Bilbao, quitte Paimboeuf à destination de Pasajes, en Espagne. À son bord se trouvent dix-neuf marins espagnols et une cargaison de 1.850 tonnes de superphosphates, des engrais. 

Alors qu'il double la pointe nord de l'île de Ré, le Cristina Rueda est pris dans une violente tempête. Le vent et les vagues arrachent le gouvernail du navire, le rendant incapable de manœuvrer. Le cargo dérive alors vers le sud de l'île, poussé vers les rochers de la côte sauvage. Il s'échoue finalement sur la côte sud de l'île de Ré, à environ deux milles du village du Bois.

Une baleinière chavire

Face à cette situation désespérée, l'équipage du Cristina Rueda tente de gagner la terre en utilisant deux baleinières. La première embarcation chavire, entraînant la noyade d'un de ses occupants. Un autre marin parvient à atteindre la plage, mais il est retrouvé évanoui le lendemain matin. La seconde baleinière réussit à rejoindre la plage, mais avec un seul occupant à son bord. Cet homme se précipite vers le village de Bois-en-Ré, qui s'appelait alors La Vérité, pour donner l'alerte.

Le lendemain matin, trois pêcheurs de La Couarde-sur-Mer, le patron Guérande-Lafleur et les deux matelots Cochard père et fils, font preuve de bravoure en partant avec leur simple canot au secours des naufragés. Ils réussissent à recueillir deux marins qui s'étaient réfugiés sur un radeau de fortune. 

L'épuisement des naufragés

Vers 13 heures, un autre radeau est aperçu se rapprochant lentement de la côte, poussé par le vent du large. Une équipe, dirigée par M. Cognac, maître de port à Saint-Martin, se tient en permanence sur le rivage. Une chaîne humaine est organisée pour saisir les naufragés, qui sont complètement épuisés. Un seul d'entre eux peut être ramené à la vie : il s'agit du capitaine du navire espagnol, Marcelino Monasterio.

L'alerte est donnée au village du Bois, puis transmise à La Rochelle. Les deux canots de sauvetage à moteur de la région sont alors alertés : le Charles-et-Frank-Allenet de la Pallice, appartenant à la Société centrale de Sauvetage des Naufragés, et le Commandant-Viort de La Rochelle, appartenant aux Hospitaliers Sauveteurs Bretons. 

Les sauveteurs retardés

Hélas, plusieurs contretemps retardent leur intervention. Au moment d'être lancé, le Charles-et-Frank-Allenet est heurté par un chaland poussé par une rafale, ce qui cause des avaries à l'arrière et détruit le gouvernail. Le canot est immobilisé pour trois jours de réparations. En raison d'une marée à fort coefficient, le lancement du canot de La Rochelle est retardé de plusieurs heures, faute d'eau.

Face à ces difficultés, le canot à avirons Armand-Forquenot de la station des Baleines et le Gabion Charron I de Saint-Denis-d'Oléron sont mobilisés. Un tracteur automobile est réquisitionné à Saint-Martin-de-Ré, distant de 20 kilomètres, pour acheminer le canot des Baleines jusqu'au Martray. 

Aucun signe de vie

Le mardi, vers 16 heures, l'Armand-Forquenot arrive finalement auprès du Cristina Rueda. Mais le cargo est presque complètement submergé, et les sauveteurs ne voient aucun signe de vie. Ils ignorent que neuf naufragés sont réfugiés dans un compartiment étanche, malheureusement non visible de l'extérieur. L'Armand-Forquenot fait donc demi-tour et gagne La Flotte, sur la côte sud-est de l'île, où il passe la nuit. 

De son côté, le Commandant-Viort avait pris la mer dès qu'il y avait eu assez d'eau à La Rochelle pour le faire flotter. Lorsqu'il arrive près du lieu du sinistre, il croise l'Armand-Forquenot, dont les hommes lui indiquent qu'ils n'ont vu personne à bord du navire espagnol. Le Commandant-Viort vire alors de bord et rentre à La Rochelle.

Des feux de détresse

Cependant, dans la nuit, des douaniers aperçoivent des feux sur l'épave. On apprend également par le capitaine du navire qu'il reste encore des hommes vivants à bord. L'alerte est de nouveau donnée. L'Armand-Forquenot ne peut pas regagner le lieu du sinistre par la voie de mer, en raison de la grande distance à parcourir avec le vent contraire. Le Charles-et-Frank-Allenet est toujours immobilisé. Seul le Commandant-Viort peut appareiller de nouveau dans la matinée du 24 février.

Le Commandant Viort quitte le port vers 8h30. L'équipage est composé de quatre hommes, mais l'équipe est complétée par quatre volontaires, dont deux pères de famille. Après quatre heures de lutte contre le vent, le canot arrive près de l'épave du Cristina Rueda vers 13 heures. Alors qu'il se dispose à entreprendre les opérations de sauvetage, une énorme lame le retourne brutalement.

Le canot "insubmersible"... se retourne

Le patron Le Hécho et les matelots Tonnerre et Cadoret sont précipités à la mer. Cadoret est jeté sur la grève. Les autres membres de l'équipage, attachés à leur poste, ne peuvent se dégager et sont ensevelis sous la coque. Le canot, réputé insubmersible, ne parvient pas à se redresser. Il finit par s'échouer sur le rivage sablonneux de l'île, quille en l'air, livrant les corps de deux matelots, dont Le Pen, qui n'avaient pu se libérer de leurs liens.

Malgré le chavirement, trois hommes du Commandant-Viort, dont le patron Le Hécho, parviennent à se cramponner à la quille et à regagner la terre vivants. Les cinq autres, en revanche, périssent dans la catastrophe.

L'alerte concernant le chavirement du Commandant-Viort est rapidement transmise aux autorités maritimes et civiles. Les habitants des communes riveraines du Bois et de La Couarde suivent anxieusement les péripéties de cette terrible lutte contre les éléments déchaînés. Les trois sauveteurs rescapés sont conduits à l'hôpital de Saint-Martin-de-Ré, où ils reçoivent les soins les plus empressés.

Au total, le bilan du double naufrage est lourd. Sur les dix-neuf hommes du Cristina Rueda, cinq seulement sont sauvés, cinq périssent et neuf sont portés disparus lorsque le navire se brise et coule. Parmi les huit membres du Commandant-Viort, trois survivent et cinq meurent.

Une vive émotion

Les causes de cette tragédie sont multiples. L'une des premières remarques qui s'impose est que l'alarme a été donnée beaucoup trop tardivement. Si les canots de sauvetage avaient été alertés deux ou trois heures plus tôt, ils auraient eu assez d'eau pour être lancés et se mettre en route aussitôt. De plus, la collision du Charles-et-Frank-Allenet avec un chaland a retardé l'intervention des secours. Enfin, le moment où l'Armand-Forquenot est arrivé sur les lieux coïncidait avec la pleine mer, ce qui a pu rendre difficile la détection des survivants.

Le naufrage du Cristina Rueda et le chavirement du Commandant-Viort suscitent une vive émotion dans l'opinion publique. De nombreux articles de presse rendent hommage à l'héroïsme des sauveteurs et soulignent les difficultés et les risques liés aux opérations de sauvetage maritime. Des obsèques solennelles sont organisées en l'honneur des victimes. Des discours sont prononcés par les autorités civiles et militaires, ainsi que par les représentants des sociétés de sauvetage. Des décorations sont décernées aux rescapés et aux familles des disparus. Une souscription publique est lancée pour venir en aide aux familles des victimes.

Ce drame met en lumière le courage et le dévouement des sauveteurs, ainsi que les dangers auxquels ils sont confrontés lors des opérations de sauvetage en mer.

Le canot Charles-et-Franck-Allenet, de la Pallice, appartenant à la Société centrale de Sauvetage des Naufragés.

Les marins impliqués

Les 14 victimes du Cristina Rueda

Les 5 victimes du Commandant Viort

Les 3 survivants du Commandant Viort

Les autres marins

L'une des baleinières du Cristina Rueda a rejoint la côte avec un seul membre d'équipage à son bord.

Chronologie des événements

Dimanche 22 février 1925 : Le cargo espagnol Cristina Rueda quitte Paimboeuf, en direction de Pasajes (Espagne), avec une cargaison de superphosphates. À bord, 19 marins espagnols.

Lundi 23 février 1925 (soir) : Une tempête arrache le gouvernail du Cristina Rueda alors qu'il double la pointe nord de l'île de Ré. Le navire dérive et est drossé sur les rochers de la côte sud de l'île, près du village du Bois.

Nuit du 23 au 24 février 1925 : Deux hommes d'équipage parviennent à gagner la terre dans un canot et signalent le sinistre.

Mardi 24 février 1925 (matin) : Trois pêcheurs de La Couarde, le patron Guérande-Lafleur et les deux matelots Cochard père et fils, sauvent deux naufragés réfugiés sur un radeau.

Vers 13 h 00, une équipe dirigée par M. Cognac, maître de port à Saint-Martin, sauve d'un radeau le capitaine du navire, Marcelino Monasterio, seul survivant de ce groupe.

L'alerte est donnée à La Rochelle, qui alerte les canots de sauvetage à moteur de La Pallice (Charles-et-Frank-Allenet) et de La Rochelle (Commandant-Viort).

Le Charles-et-Frank-Allenet est endommagé lors de sa mise à l'eau par un chaland.

Le canot des Baleines (Armand-Forquenot) est transporté par voie terrestre jusqu'au Martray et fait le tour du Cristina Rueda sans apercevoir de survivants.

Le Commandant-Viort ne peut prendre la mer immédiatement en raison de la marée basse.

Dans la nuit, des feux sont aperçus sur l'épave, indiquant la présence de survivants.

Mercredi 25 février 1925 : Tôt le matin, le Commandant-Viort, avec un équipage incomplet, prend la mer. Des volontaires sont recrutés : Louis Le Pen, Joachim Uhel, Jules Barbot, et Jean Cadoret.

Le Commandant-Viort chavire sous l'effet d'une vague, entraînant la mort de cinq sauveteurs (Tabourin, Jaeger, Le Pen, Uhel, Barbeau).

Le patron du Commandant-Viort, Le Hécho, et un volontaire, Cadoret, sont sauvés.

Les corps des victimes et d'autres naufragés du Cristina Rueda sont retrouvés sur les plages.

Jeudi 26 février 1925 : La coque du Cristina Rueda se rompt.

Lundi 2 mars 1925 : Les obsèques des cinq marins du Commandant-Viort ont lieu à La Rochelle. Des discours sont prononcés par MM. Mailho, Gaillard, Perreau, Bouffard, et Darde.

Le conseil municipal de La Rochelle vote 20.000 francs comme premier secours aux familles.

Mardi 3 mars 1925 : Les cercueils de Joachim Uhel et de Louis Le Pen sont ramenés à Port-Louis par le Gloire-à-Dieu.

Jeudi 5 mars 1925 : Enterrements de Tabourin au cimetière de Saint-Eloi et de Jaeger au cimetière de la Rossignolette.

En résumé 

Un double drame

En février 1925, le cargo espagnol Cristina Rueda est pris dans une violente tempête et fait naufrage près de l'île de Ré. L'équipage tente de rejoindre la côte à bord de baleinières, mais beaucoup périssent. Les équipes de sauvetage locales sont alertées, mais les opérations sont compliquées par des retards et des conditions météorologiques défavorables. Le canot de sauvetage Commandant Viort chavire alors qu'il tente de secourir les survivants du Cristina Rueda. L'événement tragique émeut l'opinion publique et souligne l'héroïsme des sauveteurs ainsi que les difficultés et les risques liés aux opérations de sauvetage maritime.

Un lourd bilan : 19 morts

Le bilan du double naufrage est terrible. Sur les 19 membres d'équipage du Cristina Rueda, seuls 5 ont survécu. Le naufrage du Commandant-Viort a coûté la vie à 5 sauveteurs sur les 8 à bord. Cela porte le nombre total de décès liés à cet incident à 19.

Les difficultés du sauvetage

Plusieurs difficultés ont entravé les opérations de sauvetage. Une violente tempête a rendu la navigation périlleuse. Le Charles-et-Frank-Allenet a été endommagé lors de sa mise à l'eau. Le Commandant-Viort a chaviré, entraînant la mort de plusieurs sauveteurs. La marée basse a empêché le lancement rapide des canots de sauvetage de La Rochelle. La distance et les conditions de mer ont rendu difficile l'accès à l'épave, nécessitant le transport terrestre du canot des Baleines.

Un canot prétendument insubmersible

Les causes exactes du chavirage du Commandant-Viort restent incertaines. L'inventeur du canot, M. Henry, n'a pas pu expliquer pourquoi son système d'auto-redressement n'avait pas fonctionné. Des hypothèses ont été avancées, comme la présence de brisants qui auraient immobilisé le canot, ou une combinaison de vagues violentes qui l'auraient déséquilibré. L'enquête sur l'accident était complexe, et l'émotion a retardé une inspection immédiate de l'épave.

Des secours perfectibles

Des critiques ont été émises concernant la lenteur des secours, due notamment à la distance des stations de sauvetage et aux difficultés d'accès en raison de la marée et des conditions météorologiques. L'emplacement de la station de la Pallice a été remis en question, soulignant la nécessité d'un déplacement pour améliorer l'efficacité des interventions.

La solidarité des Charentais

La population locale a manifesté une grande solidarité. Des pêcheurs ont secouru des naufragés sur des radeaux. Une chaîne humaine a été organisée pour sauver les naufragés à proximité de la côte. Les autorités locales, la Marine et les associations de sauvetage ont coordonné les opérations de secours. Des cérémonies funèbres ont été organisées en hommage aux sauveteurs disparus. Une souscription publique a été lancée pour venir en aide aux familles des victimes.